C’est en 1990 que j’ai appris l’existence de la Communication facilitée (CF). J’avais testé le niveau d’aptitudes dans toutes les fonctions mentales d’un tout jeune enfant autiste, Jean, avant qu’il ne parte pour les États-Unis : Son score de développement était très faible. Jean ne parlait pas, il était incapable de réaliser correctement la moindre consigne verbale et ne savait pas imiter l’adulte. Il semblait indifférent à tout ce que je lui proposais.
Aussi, lorsque sa mère m’a écrit de là-bas qu’il commençait à taper à la machine avec un doigt lorsqu’on lui soutenait la main, j’ai cru à une supercherie. Comment un enfant si jeune qui semblait ne pas comprendre le langage, qui ne regardait rien et n’avait pas appris à lire pouvait-il écrire ? Je lui ai recommandé la plus grande prudence et j’ai mis de côté cette information. Mais elle est revenue à charge à plusieurs reprises, m’envoyant des textes étonnants frappés par son fils, ainsi que des documents sur l’origine et les applications de cette technique, introduite depuis peu aux États-Unis par Douglas Biklen à partir des travaux de Rosemary Crossley qu’il avait rencontrée à Melbourne.
Lors d’un passage à Paris, la maman de Jean m’a demandé de venir filmer son enfant en train de pratiquer la CF. Elle voulait que j’informe mes stagiaires de l’existence de ce nouvel outil si extraordinaire lors des formations que j’organisais sur l’autisme à EPICEA. Lors de notre rencontre, j’avoue ne pas avoir été très convaincue : Jean ne semblait pas du tout concentré et ne regardait pas le clavier de carton sur lequel il pointait les lettres. Sa mère lui soutenait fermement la main et il répondait sans faute à ses questions, en français ou en anglais. Certes, le calme et le sourire de Jean m’impressionnaient, mais aucun indice ne me permettait vraiment de savoir lequel des deux écrivait.
Devant mon scepticisme, la mère a fondu en larmes. Elle a demandé à Jean s’il acceptait que je passe les vidéos lors de mes formations. Jean s’est mis à pleurer, il s’est agité dans tous les sens et a montré très vigoureusement les lettres N-O-N à trois reprises. J’avoue avoir été ébranlée par le refus exprimé par l’enfant, alors que, de toute évidence, la mère souhaitait une réponse favorable.
Mes tout débuts en CF
Malgré tous mes doutes, j’ai décidé d’essayer moi-même la technique avec le peu d’informations dont je disposais. Je n’avais pas le droit de passer à côté d’un procédé qui pourrait enrichir un tant soit peu la communication si réduite des autistes que j’avais en rééducation.
J’ai choisi d’essayer la CF avec un enfant qui savait déjà associer globalement quelques mots à des images.
Laborieusement, pendant plusieurs mois, j’ai tenté de lui apprendre à reconnaître les lettres une à une et à copier des mots sur l’ordinateur en lui soutenant la main. Un jour, sa main m’a entraînée vers des lettres qui ont formé un mot que je ne lui avais pas appris, puis il a frappé une courte phrase spontanée à laquelle je ne m’attendais pas du tout. Et nous avons commencé tout naturellement à dialoguer, sans que je comprenne vraiment ce qui se passait.
Ma formation en Australie
Encouragée par ces résultats imprévisibles et prometteurs, j’ai décidé d’aller me former en Australie en 1993 pendant un mois. Tout ce que j’ai pu voir et apprendre là-bas m’a beaucoup intéressée mais aussi fort intriguée. Le discours rationnel et scientifique que tenait ma formatrice Jane Remington Gurney ne cadrait pas toujours avec ce que j’observais. En schématisant, elle enseignait que les personnes mutiques qui tapaient à la machine étaient intelligentes, qu’elles avaient pour la plupart appris à lire seules mais présentaient des troubles neuromoteurs qui les empêchaient de s’exprimer. Le geste de facilitation leur permettait de contrôler leurs mouvements et leur donnait confiance. Il ne leur manquait pour ainsi dire que la parole.
Mais je voyais bien que, malgré ses encouragements fréquents pour qu’ils regardent le clavier, les jeunes australiens avaient la plupart du temps le nez en l’air en écrivant. Or il est impossible de taper avec un seul doigt à la machine sans regarder le clavier. Jane Remington Gurney expliquait qu’ils avaient développé des compétences extraordinaires.
De plus, ils utilisaient un vocabulaire recherché et faisaient état de connaissances surprenantes. Certains même avaient écrit quelques mots en français avec moi !
Toutes les explications qui m’avaient été fournies ne concernent en fait qu’un petit nombre de personnes porteuses de handicap, généralement des infirmes moteurs cérébraux avec lesquels la méthode avait été développée. Je devais découvrir par la suite que d’autres mécanismes beaucoup plus complexes étaient à l’œuvre.
Mon retour en France
Lorsque je suis rentrée en France, j’ai appliqué progressivement la CF à tous les enfants dont j’avais la charge, en commençant par les plus âgés et les plus compétents. La qualité de la relation que j’avais établie avec les enfants et adolescents que je suivais depuis des années sur le plan éducatif s’est alors totalement transformée.
J’osais échanger et partager avec eux ce que je vivais en utilisant des notions abstraites. Je parlais tout à fait normalement même à ceux qui semblaient ne rien écouter et ne rien comprendre, ayant acquis peu à peu la certitude que le message passait à un niveau profond, quand bien même ils n’avaient pas la capacité de décoder et d’analyser les sons par l’oreille.
Comment avais-je pu passer à côté de tant de richesse intérieure?
Anne-Marguerite Vexiau Extrait de « Loin de ne rien dire » (1:55) Film de Denis Lazerme | On ne peut comprendre ce processus que si l’on reconnaît qu’il existe une conscience profonde qui diffère de la conscience cérébrale. Ces mêmes jeunes se sont ensuite exprimé sans problème sur le clavier avec avidité, répondant sans hésitation aux questions que je leur posais et dialoguant aisément avec moi. On était loin du refus de parler, idée couramment répandue lorsque j’ai commencé à prendre en charge des autistes. |
La CF: une confirmation de ce que nous sentions (témoignage d’une mère)
Certes, les repères visuels dans l’espace rendant prévisibles la nature et la durée de chaque exercice sont indispensables. De même que les petits exercices que je leur proposais auparavant, destinés à développer la motricité fine, l’autonomie dans la vie quotidienne, la compréhension du langage et à leur fournir des moyens élémentaires pour s’exprimer avec tout le monde. Mais il aurait fallu que je leur explique le bien fondé de ces apprentissages qui a posteriori leur paraissaient avilissants et fades. (Chaque mot ou phrase en italique ont été frappés avec l’aide d’un facilitant.)
Communication facilitée ou programme TEACCH?
Le temps me manquait pour tout mener de front et j’ai trouvé plus utile de me consacrer au développement de la CF qui donne aux personnes en situation handicap une ouverture inespérée.
A mon grand regret, quelques parents des enfants que je suivais depuis des années m’ont quittée de manière fracassante, ne comprenant pas mon brusque changement d’attitude et me reprochant de m’être laissée « envouter » par cette méthode ahurissante, pour laquelle nous n’avons encore que quelques pistes de compréhension.
Louis, adolescent trisomique 21 (2:19) | J’ai continué avec ceux qui me faisaient confiance et tous les nouveaux qui sont très vite arrivés. Ils se déchargeaient de leur souffrance et pouvaient accéder à l’apprentissage de nouveaux savoirs. Les relations avec leurs parents et leurs frères et sœurs s’amélioraient. Ils s’ouvraient aux autres et le nouveau regard porté sur eux par leur entourage les gratifiait. Je les sentais heureux, attentifs à ce que je disais. Ils étaient pour la plupart étonnamment paisibles en s’exprimant et leur désir de communiquer s’intensifiait. Nous avons tissé de nouveaux liens. |
Des découvertes incroyables
Tout s’est précipité ensuite. Allant de découverte en découverte, j’ai réalisé que les enfants en bas âge, les bébés même, les autistes atteints de surdité profonde ou de cécité de naissance arrivaient à s’exprimer de même, sans apprentissage préalable. On m’a très vite adressé des personnes présentant d’autres types de handicaps : polyhandicapés grabataires, comateux, patients atteints de la maladie d’Alzheimer ou de Parkinson, aphasiques, etc. Contre toute attente, tous ont exprimé d’emblée leurs sensations, leurs émotions et leurs sentiments.
On ne juge généralement des aptitudes d’une personne incapable de parler qu’à partir de ce qu’elle peut montrer de ses capacités, sans imaginer cette dimension cachée, qu’on peut appeler conscience ou âme. Je peux maintenant affirmer que, quelque soit la sévérité du handicap physique ou mental ou la dégradation du cerveau, cette partie de l’être reste intacte. À ce niveau le handicap n’existe plus. Mais le contraste entre l’aspect physique parfois rebutant ou puéril de certains et la qualité de ce qu’ils expriment est tel que cela engendre beaucoup de scepticisme par rapport à la méthode.
Autiste non voyante (1:25) | Une personne en fin de vie Extrait de « Lorsque l’âme se révèle » Film de Radovan Tadic (9:03) |
Pourtant, le facilité donne des informations dont le facilitant ne pouvait avoir connaissance et leur comportement s’améliore, ce qui valide la méthode.
Voir les validations
Une petite fille polonaise (4:27) | Ceux qui parlaient une langue que je ne connaissais pas écrivaient en français avec moi et il m’a bien fallu admettre que la communication empruntait d’autres voies que les canaux sensoriels habituels |
J’ai essayé la CF avec mes propres enfants et découvert que cette pratique pouvait s’adresser à des personnes sans handicap. Elle permet à chacun de mieux se connaître en se reliant à son être profond.
L’accompagnant sert de médiateur à la communication, offrant en quelque sorte sa « banque de données » dans laquelle le facilité puise à sa guise pour exprimer sa propre pensée. Le langage utilisé est souvent corrélé au facilitant et les productions écrites sont une réalisation commune.
La psychophanie s’adresse à toute personne
Une amie médecin m’a ensuite adressé deux jeunes enfants, frère et soeur, qui présentaient un eczéma récalcitrant depuis la naissance. En une seule séance, l’eczéma a disparu et j’ai réalisé la valeur thérapeutique de la méthode. J’ai alors reçu de plus en plus de personnes valides en souffrance: en quelques séances elles parvenaient la plupart du temps à trouver le noeud de leurs problèmes et en étaient soulagées. |
Un jeune bébé (1:35) | La psychophanie, elle, s’adresse à toute personne sans exception, valide ou privée de parole, quels que soient son d’âge ou son développement intellectuel. Elle ne nécessite d’apprentissage que de la part du facilitant. |
Afin de différencier la CF destinée à améliorer l’autonomie dans la communication des personnes privées de parole du processus de communication qui fait souvent plonger dans une dimension plus intérieure de l’être, voire dans l’inconscient (les deux approches étant complémentaires pour celles qui sont en manque de communication), j’ai appelé ce procédé psychophanie, du grec Psychè (l’âme) et Phanein (se révéler). La pratique de la CF sur un clavier de lettres nécessite un grand entraînement de la part du facilité et ne concerne qu’une petite frange de la population des personnes mutiques capables d’apprendre à lire et de coordonner l’œil et la main.
Il n’existe pas à l’heure actuelle de modèles rationnels sur lesquels on peut s’appuyer pour expliquer les processus en jeu dans la psychophanie. Passerelle entre le visible et l’invisible, ce type de communication fait émerger des pensées qui circulent d’inconscient à inconscient. Les écrits sont la résultante de deux consciences qui s’harmonisent, un espace intermédiaire, un « entre deux » (*) qui les relie et dépasse en puissance ce que chacun aurait été capable de réaliser séparément de manière consciente.
Bien plus qu’une technique, la psychophanie est une rencontre féconde entre deux êtres qui permet au facilité d’accéder à la source de ses émotions et de ses sentiments profonds, à la poésie et la spiritualité auxquelles la parole ne donne pas forcément accès. La personnalité et le psychisme se construisent dans cette relation profonde et intime, dans ce cœur à cœur avec l’autre.
La psychophanie ouvre d’immenses perspectives.
(*) Nom actuel donné au bulletin de la Confédération tmpp’.
Marie-Françoise parle un peu, mais elle est loin de pouvoir exprimer oralement tout ce qu’elle ressent. Avec sa facilitante, elle a frappé:
Tous ces sentiments qui montent, toutes ces émotions qui grossissent, grossissent et étouffent sans pouvoir être exprimés, cela représente une souffrance inimaginable qui renforce toutes nos difficultés d’être. Je ne parle même pas de l’impression que nous recevons, d’être des êtres sans pensées cohérentes et émotionnelles, tous ces mots qui s’engorgent, qui s’embouteillent, qui se heurtent, se blessent, font des meurtrissures inimaginables dans notre évolution. Alors nous permettre d’écrire, c’est vraiment une libération.
Mon désir le plus cher, c’est que, dans le monde entier, toutes les personnes en situation de handicap dit mental et en absence de communication verbale puissent devenir le chef d’orchestre de leur vie comme le dit Olivier, cet homme catalogué « autiste de bas niveau » lorsque je l’ai reçu pour la première fois à l’âge de dix-sept ans et qu’on avait refusé d’admettre dans les classes intégrées pour autistes.
La CF et la psychophanie lui ont permis de réaliser un parcours scolaire et universitaire remarquable. Il a atteint le niveau Master en fac de Sciences, écoute France Culture, lit des ouvrages de philosophie, s’interroge sur le devenir de la planète, fait des conférences avec l’aide d’un facilitant. Avec l’écriture de ses livres commence pour lui une vie d’écrivain qui lui donne beaucoup de satisfactions. Dans son deuxième livre (**), soutenu par sa facilitante, il écrit en se parlant à lui-même: Olivier, redresse-toi, tu es comme chaque être humain, un être de grande valeur. Tu es vivant comme tout ce qui anime cet univers, ta place est grande… Occupe-la… Explore la… Sois en fier et ose diffuser, rayonner pour les autres. Sa mission est maintenant de partager et de transmettre
(**) Olivier Meynier, Voyage au coeur de l’univers autiste, Au gré des vagues de la conscience, Ed. Lanore 2016
Anne-Marguerite Vexiau Extrait de « Loin de ne rien dire » Film de Denis Lazerme (2:22) |